L’arrêt «Take eat easy du 28 novembre 2018 » : Vers la fin du salariat déguisé des auto-entrepreneurs
Le 28 novembre 2018, la chambre sociale de la cour de cassation rendait une retentissante décision en statuant pour la première fois sur la
qualification du contrat liant un livreur à vélo, auto-entrepreneur, à une plate-forme numérique (
Arrêt n°1737 du 28 novembre 2018 -17-20.079).
Le phénomène est devenu récurrent. Il ne fait aucun doute qu’utiliser les services d’un auto-entrepreneur plutôt qu’embaucher un salarié présente des avantages financiers certains pour un employeur : à rémunération égale pour le travailleur, l’auto-entrepreneur coûte bien moins cher à l’employeur car l’auto-entrepreneur paye lui-même ses propres cotisations sociales.
Ce procédé très prisé par les plates-formes numériques conduit inéluctablement à la précarisation de l’emploi. Il était temps que la cour se prononce sur cette situation pour le moins ambiguë quant à la frontière entre salariat et auto-entreprenariat.
Dans cet arrêt, il s’agissait de l’entreprise "Take Eat Easy", laquelle utilise une plateforme numérique en ligne ainsi qu’une application, afin de mettre en relation des restaurateurs partenaires, des clients passant commande de repas, et des livreurs à vélo, ces derniers exerçant leur activité sous un statut d’indépendant ( à l’instar de ‘’Uber eat’’ et “Delivero’’)
Ce n’est plus un secret pour personne que pour pouvoir travailler avec ce type de plateforme le travailleur est forcément inscrit comme micro-entrepreneur.
En l’espèce, un coursier travaillant via cette plateforme "Take Eat Easy", en qualité d’indépendant donc, avait saisi le
Conseil de Prud’hommes d’une demande de requalification de sa relation contractuelle en contrat de travail.
Le cas était intéressant, d’autant plus que le phénomène concerne aujourd’hui un grand nombre de travailleurs indépendants sur l’ensemble du territoire.
L’enjeu, on le sait, n’est pas négligeable, puisqu’il permettrait alors au travailleur de bénéficier
du statut de salariés et des avantages et protection qui en découlent (couverture sociale, mutuelle, assurance chômage ou indemnité maladie congé payé, préavis, indemnité de licenciement…)
La Chambre sociale devrait donc statuer sur la question de savoir s’il existait dans la réalité un lien de subordination unissant le livreur à la plateforme numérique et partant, l’existence d’un contrat de travail.
Rappelons qu’en matière prud’homale, pour conclure en l’existence d’un contrat de travail et donc la qualification de salarié la jurisprudence retient l’existence de trois principaux critères à savoir :
- une prestation de travail ;
- une rémunération ;
- et un lien de subordination
C’est justement à propos du critère de lien de subordination qu’il était question en l’espèce.
« Le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné »
Autrement dit, le juge pour retenir l’existence du lien de subordination, s’appuie sur les considérations de faits indépendamment de la qualification retenue par les parties elles-mêmes (employeur et employé).
Les juges du fond (les juges du
Conseil de prud’hommes et de la cour d’appel) disposent d’un pouvoir souverain dans leur appréciation. Il leur revient de tirer toutes les conséquences de leurs constations, surtout les bonnes, afin de ne pas se voir sanctionner par la Cour de cassation.
La cour d’appel en relevant en l’espèce l’existence «
un système de bonus et de malus visant à gratifier ou au contraire à sanctionner le travailleur selon ses résultats » devrait normalement en déduire qu’il y avait un lien de subordination puis que le système s’apparentait à un pouvoir de sanction de l’employeur.
Sauf qu’en dépit de l’existence «
du système de bonus et de malus visant à gratifier ou au contraire à sanctionner le travailleur selon ses résultats », la Cour d’appel n’avait pourtant pas procéder à la requalification de la relation de travail en contrat de travail, aux motifs que le coursier n’était tenu à la plateforme numérique par aucun lien d’exclusivité ou de non-concurrence et qu’il demeurait donc libre de déterminer ses plages horaires de travail.
C’est justement ce raisonnement que la Cour de cassation est venue censurer en l’espèce en considérant que dès lors qu’elle constatait d’une part, que l’application "Take Eat Easy" était dotée d’un système de géolocalisation permettant un suivi du travailleur en temps réel et la comptabilisation du nombre de kilomètres parcourus par celui-ci et que d’autre part, la société disposait d’un pouvoir de sanction via ce système de bonus - malus, ces indices étaient de nature à permettre aux Juges du fond de caractériser alors l’existence d’un pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de sa prestation par le travailleur, caractérisant un lien de subordination justifiant une requalification de la relation de travail en contrat de travail.
La Cour de cassation en a donc conclu que le travailleur ne jouissait pas d’une liberté dans la réalité et pour cause, la société "Take Eat Easy" disposait à son égard d’un moyen de contrôle et de direction, lui permettant de lui attribuer un bonus ou au contraire un malus et d’influer ainsi sur les conditions de réalisation de sa prestation.
On assiste ainsi à un certain bouleversement des habitudes de ces plateformes de telle sorte que dorénavant, une appréciation au cas par cas sera nécessaire. Ces plateformes se doivent donc d’ajuster leur pratique par rapport à cette jurisprudence au risque de voir les relations contractuelles requalifier en contrat de travail.
Les livreurs sous statut d’auto-entrepreneur pourront s’appuyer sur cette décision pour demander au Conseil de Prud’hommes la requalification de leur contrat en contrat de travail à durée indéterminée et bénéficier du statut de salarié. Précisons néanmoins que l’acceptation de cette demande ne sera pas automatique et relèvera d’une appréciation des conditions réelles dans lesquelles est effectué le travail, le Conseil devant s’assurer outre l’existence d’une prestation de travail et d’une rémunération,
de l’existence d’un lien de subordination...